L’inconscience destructrice des nutritionnistes

Une liste d’épicerie dans une poche et des sacs réutilisables sur l’épaule, je me rends au marché.  Des étals de fruits, de légumes, de fleurs et d’arbustes s’alternent.  Les producteurs s’interpellent d’un kiosque à l’autre tout en calculant mentalement la somme totale d’une touffe de persil, d’un panier de poivrons et d’une botte d’oignons verts.  Devant une fruiterie, le commis apprête des ananas sur l’air démodé d’une chanson de Ricky Martin.  La hanche dandinante donne le rythme aux coups de hachette étêtant sans pitié le fruit hirsute.

À travers ce brouhaha circule une faune hétéroclite.  L’espèce la plus remarquable est, bien sûr, le touriste.  Guide à la main, appareil photo autour du cou, il flâne dans les allées.  On le reconnaît aussi par ses déplacements complètement imprévisibles et ses arrêts intempestifs.

Ensuite, il y a le client du dimanche.  Lui, son signe distinctif est la clé d’auto.  Venant d’une lointaine périphérie inatteignable à pied, en bicycle ou en transport en commun, l’auto devient indispensable.  Inutile de dire que la patience est de mise lorsqu’il s’agit de dénicher un racoin stationnable.  Qu’à cela ne tienne, cette espèce est très matinale, évitant les pics de fréquentation.  Peut-être que ceci explique cela après tout.

Et il y a moi, qui louvoie entre tout ce beau monde.  Rien n’annonce une tragédie.  Car oui, chaque semaine, le même drame se répète : la planification des repas hebdomadaires et l’achat des aliments nécessaires à leur préparation.

Tout a commencé au Cégep.  Vêtue d’une jupe batique et un foulard sur la tête, je m’éduque à coup de Bacon et, un peu plus tard, de Food inc.  Il faut voir ces documentaires, il faut lire sur le sujet.  Seulement, une fois fait, nous voilà alors dans une position intenable.  À voir la quantité effarante de ressources utilisées à l’élevage de la chair que nous consommerons et leurs conditions de leur vie, la seule voie possible est le végétalisme.

Quelques semaines suivant notre nouvelle résolution, en zappant un dimanche soir, on tombe sur un reportage de Découvertes.  Que la source d’informations viennent des voyages de Bernard Voyer, des observations de Boucar Diouf ou de l’éternel Hubert Reeves, la conclusion est unanime et sans appel : dans cinquante ans, les mers seront habitées que par des méduses, les monocultures intensives auront épuisé les sols de tous éléments nutritifs, et le réchauffement climatique aura désertifié les terres agricoles.  Réchauffement de la planète causé, entre autre,  par le transport des aliments vers les pays occidentaux.

On comprend alors que le végétalisme n’est pas une panacée pour notre souffrant environnement.  Il nous faut une autre solution.  Consommons local donc!  Fini les fraises au mois de novembre.  Mais aussi, exit les bananes à tout jamais, tout comme les avocats et les oranges.  Et plus étonnamment, plus de brocolis et de poivrons l’hiver.  Car, en portant attention à la provenance des fruits et légumes, très peu sont originaires des environs de notre supermarché préféré.

En août et septembre, les récoltes nous donnent bonne conscience.  Nous voilà un exemple de vertu écologique.  Tout se complique à mesure que l’automne progresse.  On se rend compte que notre menu se composera dorénavant et avant tout de légumes racines.  Et encore!  Les épiceries, voulant attirer et fidéliser une clientèle, préfèrent le bas prix de la carotte états-unienne.  Car les bas prix sont hors frontières puisque le cheap labor n’est plus canadien-français depuis quelques dizaines d’années déjà.  Voilà le nerf de la guerre!  La piastre.  Avoir plus pour moins.

Et comme si notre bonne volonté n’était pas assez mise à l’épreuve, les nutritionnistes de ce monde en rajoutent.  Nous, occidentaux, consommons trop de sel, trop de sucre, trop de gras.  Les mots d’ordre : végétaux et diversité.  Non, mais, c’est une blague!!  Vous sortez d’où vous autres?!  D’un jardin d’Eden où tous se promènent nus et cueillent à même le buisson de l’abondance dès que l’appétit se fait sentir?  Génial!  Les vêtements sont aussi un dilemme éthique justement.

Alors, on s’assoit et on réfléchit à une tactique.  De cette période de réflexion, une idée en ressort : la mise en conserve des aliments au fur et à mesure de leur apparition sur les étagères des épiceries et marchés. En disant au fur à et mesure, vous flairez certainement l’euphémisme.  Il n’y a pas de fur et à mesure dans la nature.  On sème, on plante, on arrose et bing!  Tout est prêt.  En même temps.  Commence alors une course contre la montre pour apprêter et canner selon les exigences propres de chaque aliment.  Plusieurs semaines sabbatiques sont alors plus qu’inévitables.  Mais ce n’est pas là le plus grand défi.  Où entreposer les conserves nécessaires à nourrir une famille pour une année entière?  Le temps des chambres froides étant révolu, je n’ai trouvé aucune stratégie viable jusqu’à ce jour.  C’est ici que j’arrive dans un cul-de-sac d’idées.  Aucune avenue éthico-écolo-locale en vue.  Il ne me reste qu’un sentiment de culpabilité à ne pas être une bonne citoyenne du monde et une angoisse devant l’inexorable destruction de l’humanité.  Intense vous me direz.  En effet.

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Le frisson d’une aile de poulet

L’aile de poulet a son heure de gloire tous les ans, vers la fin du printemps.  Elle se mange préférablement sur le bout d’un siège, entre deux doigts très crispés par la tension causée par une rondelle qui ne glisse pas toujours du bon côté de la patinoire.  L’aile de poulet s’offre parfois même un dernier vol lorsque ladite rondelle se faufile entre les poteaux de l’adversaire.

Je revois une amie, filmée à son insu, assise sur une fesse, une mèche de cheveux embobinée autour d’un doigt, au paroxysme de l’anxiété.  Libérée de toute cette tension par un adroit lancer projetant le disque dans le filet du bon bord, son doigt en profitant pour se défaire de ses chaînes capillaires, elle se retrouve sur ses pieds, les bras dessinant dans l’air le «V» de la victoire, un cri de joie à la mesure du suspens vécu quelques secondes plus tôt.  Ses muscles se détendant, s’ensuivent alors une danse et une course concentrique autour du divan.

Je ne sais pas si ma tiédeur devant l’aile de poulet a annihilé tout potentiel d’intérêt pour une rondelle sur la glace d’un aréna, mais, je vous le confirme, je regarde un match de hockey comme Peter McKay parle des femmes canadiennes : je n’y connais rien et surtout, je n’y comprends rien.

J’attends toujours la fin des séries avec une impatience certaine puisque la coupe Stanley annonce alors mon retour dans les conversations mondaines.  Car, contrairement au ministre McKay, je m’abstiens de tous commentaires lorsque je ne suis pas familière avec le sujet.  Ou presque.  Je me permets quelques exclamations contraires aux supporters qui m’entourent histoire d’exacerber leurs sentiments patriotiques.  Et c’est exactement cela qui me renverse : le pouvoir qu’a le sport de mobiliser et de rassembler toute une population derrière une même cause.  De la classe politique aux altermondialistes en passant par les groupes de défenses des droits des animaux, je vous le dis, calquez vos stratégies à celles de ces grands événements sportifs.  Le monde s’en portera que mieux!

La preuve nous en ai donné depuis quelques semaines.  Pendant la journée, le temps est suspendu quatre-vingt-dix et quelques minutes à la fois.  Devant un écran dans un salon, une salle de conférence, dans un resto, un bar ou sur un trottoir, on se rassemble.  Et durant cette pause internationale, tous les yeux suivent un même trajet, les respirations, apnées et cris se synchronisent.

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Jeudi soir, à l’ouverture d’un festival mystiquement estival, me voilà une parmi des milliers d’autres.  Le ciel se décline dans les tons du rouge au bleu au-dessus d’une foule qui n’a d’yeux que pour une scène toujours vide.  L’orchestre s’installe, une clameur s’élève de la marée humaine devant lui.  Une première note cuivrée annonce alors le début d’une performance haletante.  Quatre-vingt-dix minutes à chanter, sauter et crier au rythme militaire des caisses claires.  Le départ du chanteur crée un bourdonnement enflant graduellement, se propageant d’une rangée à l’autre.  Au départ informe, le grondement se transforme en la dernière mélodie entendue.  Le chanteur, interpellé, revient hypnotisé par la voix de la foule.  Une voix composée de milliers de personnes qui accompagnera l’ultime prestation de la soirée.  Les musiciens, dégouttant de sueur, saluent le public tout comme le font les joueurs d’une équipe sportive.

Chers supporters exaspérés par ma froideur devant votre ferveur, j’ai compris.  Nous sommes, chacun de notre façon, à la recherche du frisson.  Un frisson naissant de l’immense énergie générée par une foule d’inconnus réunis pour un même événement, un même but mais dont chaque individu est l’auteur.  Un constat fort et porteur de grandes promesses.  Si seulement…