Je sors d’un entrepôt, les bras chargés de paquets, au cœur d’un immense stationnement où sont plantés plusieurs dizaines d’autres entrepôts. Je passe à l’auto déposer mes achats et je cherche des yeux mon prochain arrêt. Le commerce où je désire me rendre est à cinq cents mètres de là. Mais à peine quelques mètres parcourus me font réaliser qu’il est impossible de m’y rendre à pied. Pratiquement aucun trottoir ne borde les rues reliant les stationnements entre eux, aucune traverse piétonnière pour franchir les carrefours.
Dans cet environnement créé par des êtres humains, moi, un être humain, je n’ai pas de place pour m’y déplacer. Je m’immobilise, figée par toute l’absurdité de la situation. L’auto, synonyme moderne de liberté, crée des situations aberrantes d’où naissent plutôt un sentiment d’aliénation. Et c’est immobile, au milieu d’une mer d’asphalte peuplée de véhicules, que je saisis l’ampleur de la situation. Ce n’est pas qu’absurde, en fait, c’est laid. Je suis entourée de laideur.
De cette mer grise et dure jaillissent des cubes monochromes remplis de marchandises sans originalité, sans valeur autre que de la perdre trop rapidement, nous forçant à les remplacer. Des objets, devant, au départ, encombrer nos tiroirs, servent finalement à garnir les dépotoirs. Quelques chicots d’arbres survivent à l’ombre de la forêt de lampadaires : triste réminiscence d’une nature victime du brutal étalement urbain. Un environnement sans aspiration. Sans envergure. Sans vie. Sans vie malgré les foules d’individus qui s’y rassemblent, s’y frôlent sans véritable interaction.
Alors, comme tous les autres, j’embarque dans l’habitacle de mon véhicule, acceptant ainsi les règles tacites qui me permettent, semble-t-il, d’exister dans cet espace stérile. Mais c’est faux. On ne peut pas exister dans un carcan d’acier. Je ne sens aucune pulsion, aucune aspiration. Tout s’éteint. Je ne vis pas.
Cet endroit je ne me permets pas vraiment d’exister. Ici, je ne suis qu’une consommatrice de ressources naturelles et humaines, indifférente au monde dans lequel toutes celles-ci s’insèrent. On me fait croire que mes pensées, mes gestes, mes décisions, mon corps forment une entité qui est indépendante de tout le reste. On me fait croire que je peux m’extirper de la nature d’où je proviens pour gagner en confort, en autodétermination, en contrôle. Pourtant, c’est tout le contraire. Ainsi retranchée du monde, je suis à la merci des dictats déterminés par je-ne-sais-quelle-compagnie multinationale, éteignant tout le potentiel d’originalité et d’imagination qui m’habite. Je suis coupée de tout ce qui peut m’inspirer à devenir plus.
On devient plus en ayant de l’espace pour oxygéner la partie en soi sensible à la poésie qui émane de toutes choses, en (re)donnant à la poésie son sens premier : faire, créer. Pour ainsi nous (re)donner l’envie et le pouvoir d’inventer. Mais surtout et avant tout exiger un monde beau, plus beau que soi pour faire resurgir toute la force en nous. Se gaver de la beauté de notre environnement pour la lui rendre ensuite.
Nous sommes faits de ce que nous voyons, des lieux que nous fréquentons, mais aussi de ce qu’on nous raconte. Le récit des paysages que nous font la fiction, le documentaire, les nouvelles, nos amis qui voyagent constitue peu à peu en nous une sorte de pays intérieur où l’on rapaille les images de dehors pour s’en faire une géographie intime. C’est pour ça qu’il faut soigner les lieux ou l’on vit, et, soigner aussi la façon dont on les raconte: on finit par être bâti comme eux.
-Véronique Côté, La vie habitable