Ma mère a coutume de dire qu’il est important de s’entourer de belles choses, car le monde est rempli de choses laides. Elle entend par choses laides la guerre, la misère ou la violence par exemple. Pour ne pas être atteinte par ces malheurs, elle se pare de boucliers tels que l’amour, la famille, l’empathie.
Ma mère ne fréquente pas les médias sociaux. Elle ne connaît rien à ses utilisateurs qui inondent leur page personnelle de dizaines de selfies quotidiennement. J’ai tenté d’expliquer le concept de selfies à ma mère, mais l’essence du phénomène lui échappe. Car si les selfies sont de belles photos témoignant d’un événement mémorable en compagnie de belles personnes heureuses, il s’agit tout de même d’une définition très réductrice. Contrairement aux banales photos qui garnissent nos albums jaunis, les selfies servent à publiciser la vie de son auteur. Publiciser oui parce qu’ils s’apparentent davantage à la publicité qu’au rôle de réminiscence qu’a un album photo. La publicité veut vendre un produit, une idée. Pour y arriver, il faut susciter le désir. Et qui désire la laideur? Dans le fond, on est tous comme ma mère : on veut de la beauté.
Mais si nous devions fournir un effort certain pour épier la beauté dans laquelle les voisins vivaient, ce n’est maintenant plus le cas. Assise, peu importe où, du bout de mon index, je suis pas-à-pas le voyage au tour du monde d’une quelconque collègue; je salive devant des assiettes savamment montées par le chef cuisinier du resto auquel j’essaie, en vain, de faire une réservation depuis des mois; je visite le condo ultra-post-contemporain d’une célèbre inconnue, meublé à la dernière mode boho-shabby-urbain-trash. Une grossière caricature? Peut-être. À vous de me le dire.
L’immense accessibilité de la beauté attise nos envies. Et ici, il est difficile de distinguer le beau du bonheur. Toujours intrinsèquement liés, le bonheur est assurément beau.
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Par un bel après-midi, j’erre dans les rues d’un quartier branché de la ville. Le ciel est bleu, la brise est douce et j’ai un malaise. Entre les barbes fournies soigneusement entretenues qu’arborent tous les hommes, les cheveux à la fois longs et rasés des femmes, tous vêtus du même style vestimentaire, je suis confuse. Ici, trois femmes buvant un liquide verdâtre, tapis de yoga au dos, exhibent leur ventre gravide dans des vêtements de fibres extensibles; là-bas, deux inconnus affublés des mêmes tatous picturaux tentent de démêler les laisses de leur pog respectif.
Tout est si beau, si parfait autour de moi. Pourtant, ce bonheur ne me contamine pas. Bien au contraire, il me ronge. Je pourrais rationaliser en me disant que le bonheur, ce n’est pas ces images mille fois scrollées. Malgré tout, loin de m’apaiser, l’envie, la jalousie, la colère m’habitent. Sentiments inesthétiques qui m’enlaidissent certainement. Un constat déstabilisant, car habituellement refoulé. Jamais de selfie de ce moi.
Pourtant, il s’agit tout de même de moi aussi. « Aussi » prend toute son importance ici, car il exprime deux entités différentes tout en mettant en lumière leur égalité. Et de là naît mon malaise : je suis belle et laide à la fois. Ces deux états coexistent, s’entremêlent à ne plus pouvoir les distinguer. Et comme lorsqu’on mélange toutes les couleurs pour donner un brun terne, lorsqu’on mélange le beau et le laid, on obtient l’ordinaire.
Ordinaire. Le mot est lancé. Je suis ordinaire. Je ne veux pas en faire un statement ou devenir un porte-étendard d’un mouvement qui deviendrait alors ironiquement extraordinaire. Simplement, je suis ordinaire. Banale. Commune. Mes joies, mes peines, mes aspirations, mes nuits blanches sont vécues par tous. Et quelle libération! Quel soulagement d’être qu’une parmi les autres. Rien de plus, rien de moins.
Ces mots que j’écris l’ont déjà été maintes et maintes fois avant. Je m’inscris dans une continuité qui me porte, supporte. Je repose sur cette masse informe et indistincte d’où je ne veux plus me dissocier pour revendiquer je ne sais quelle différence. Et étrangement, de cet amalgame naît un détachement. Inutile de trouver des réponses. Inutile de qualifier les émotions qui m’habitent. Elles font partie d’un tout. Un tout plus grand que moi, dont je fais partie.
Moment de grâce. Fugace mais tout de même ressenti. Ce moment a existé.