Sénèque et le BBQ

Mardi matin, dans la cour derrière chez moi, un arbre termine son hibernation. Longue hibernation diront certains. Ses bourgeons, sous tension, peinent à retenir les feuilles.

Mercredi matin, dans la cour derrière chez moi, c’est l’été. Les branches de l’arbre sont recouvertes d’une dentelle verte fluo. À vélo, je découvre une nouvelle ville. La petite dame devant chez moi a repris son activité première : balayer le trottoir devant sa porte. Les arbres explosent, projetant du pollen et des samares sans relâche sur la voie publique l’obligeant à épousseter les dalles de béton deux à trois fois par jour.

Les piétons, inconsciemment affublés d’un sourire, exhibent leurs quatre membres d’une blancheur aveuglante au soleil. Tous chantonnent le même air que je ne connais pas, mais que je fredonne aussi. La ville est chaude et verte.

Pourtant, toute cette verdure amène son lot de questionnement. Car c’est bien connu, elle est si attendue chaque année, qu’il ne faudrait surtout pas qu’elle soit plus présente chez l’autre d’à côté. Quoique, selon l’adage, il n’y a rien à faire: le gazon est toujours plus vert chez le voisin. Alors, pourquoi s’échiner à faire verdoyer son extérieur lorsque la cause semble perdue d’avance?

Mon voisin a un BBQ tout droit sorti de la cuisine de Mennekenpix le Belge, le cuisinier des Titans (s’il vous plaît, vous référer aux Douze travaux d’Astérix). Un méchoui de rhinocéros y loge sans problèmes. C’est sans compter le réfrigérateur et l’horloge atomique inclus. Il reçoit une ou deux fois pendant la saison chaude. Et l’antre infernale sert alors à faire griller de la saucisse à hot-dog. Ne vous méprenez pas. J’aime beaucoup le hot-dog. De préférence toasté avec plein de moutarde baseball. Cela dit, cette saucisse mérite-t-elle un tel investissement?

Il y a ma voisine adjacente aussi. Celle-ci, contrairement à mon voisin très pourvu en BTU, s’est entourée de jardins. Je me mords les lèvres d’envie lorsque je reviens d’une partie de cache-cache dans le voisinage avec mon chat obèse (précisons qu’elle reste plus agile que moi malgré son tablier graisseux). Un savant mélange de graminées et de fleurs des champs qui s’entremêlent mollement. À en faire échapper le sandwich aux concombres de n’importe quelle aristocrate anglaise.

C’est à ce moment que l’herbe pâlit. Notre pelouse perd tout son vert craquant des premières journées estivales. Pourtant, si peu a changé depuis cette journée où l’on chantonnait un bonjour à la dame et son balai.

Y a-t-il une réelle corrélation entre le bonheur et la teinte de vert qui colore notre cour? Existe-t-il une table chromatique du bien-être? De grands penseurs se sont penchés sur la question bien avant moi.

En 1974, l’économiste américain Richard Easterlin a publié un article célèbre et dérangeant dans lequel il souligne que si le revenu brut par habitant fit dans son pays un bond extraordinaire de 60 % entre 1945 et 1970, la proportion de personnes s’estimant «très heureuses» n’avait absolument pas varié (40 %). La hausse notable de revenus et les bouleversements des modes de vie liés à l’accroissement du confort matériel n’avaient pas eu d’impact sensible sur la satisfaction des individus.

Voilà l’équation magique de capitaliste libéral (hausse du PIB ⇒ accroissement du bien-être individuel et collectif) caduque.  Tout un croc-en-jambe pour l’american dream.

Cela dit, comment s’y soustraire lorsque notre appétit matériel est incessamment titillé par un raz-de-marée publicitaire orchestré par des neuropsychologues qui décodent mieux que nous-mêmes notre esprit? La vie des amish ne m’attirant pas plus que ça (étonnement), je ne vois pas de solution.  Une réflexion est nécessaire tout de même. Pour nous guider, je citerai ce vieux Sénèque, toujours d’actualité.

Tu ne seras jamais heureux tant que tu seras torturé par un plus heureux.

Et je finirai en rappelant que nous sommes tous le voisin de quelqu’un.

 

________________________

LENOIR, Frédéric, Du bonheur, un voyage philosophique, Fayard, 2013, 222 p.

Sénèque, Lettres à Lucilius, VIII, 71

Laisser un commentaire